Diamant: episode 02
Cela faisait maintenant plus d'une semaine que j'avais libérée Line des griffes de Sonatine. Bien qu'il ait réussi à se débarrasser de la police plus aisément que je ne l'aurais espéré, celui-ci ne m'avait pas causé de problèmes depuis. Je n'avais pourtant aucune illusion quant à nos futurs rapports, comme de nombreux autres il devait attendre le jour où il pourrait me faire payer l'affront que je lui avais infligé. Malheureusement pour lui, la liste était longue et le temps jouait en sa défaveur. Maintenant qu'il avait goûté la morsure voluptueuse du coffre de soumission, la sensation de manque devait atrocement se faire sentir en lui. J'avoue que je n'avais pas choisi cette « punition » par hasard, il m'était rarement arrivé de croiser quelqu'un d'aussi intriguant et j'avais plutôt hâte de le revoir. Je n'avais pas non plus eu de nouvelles de mes amis ; Edwin était occupé à désintoxiquer sa soeur et cela leur prendrait sûrement encore quelque temps et Combo... J'avais bien peur de ne plus pouvoir compter sur ce cher Combo pendant un moment. Au minimum jusqu'à mon prochain changement de corps, que j'espérais pour ma part le plus tardif possible. De mon côté, j'avais mis à profits ces derniers jours pour me ré approprier ma vie et m'habituer à ce nouveau corps en testant mes nouvelles limites.
J'avais pu récupérer mon ancien appartement grâce à un serrurier particulièrement complaisant et j'avais réactualisé l'intégralité de ma garde-robe pour rendre honneur à ce nouveau corps et à ses jolies formes. C'est d'ailleurs lors d'une de ces « mission shopping » que j'avais accidentellement croisé celle que je supposai être la mère de mon enveloppe. Elle m'avait interpellé au loin (je n'ai pas bien compris mon prénom, un truc à base de « a » « e » « i ») et je m'étais vite éclipsé, fuyant la moindre discussion. J'ai depuis longtemps adopté comme règle d'or d'éviter famille et connaissances de mes hôtes. D'expérience, cela se termine à chaque fois en insupportable mélodrame et ça ne fait de bien à personne. Qui a besoin de savoir que le corps de la personne qu'il aime est possédé par un dépravé millénaire ? Sérieusement, qui ?
Hormis cette mauvaise rencontre, je n'avais croisé personne. Il semblait, bien heureusement, que mon enveloppe n'était pas du genre sociable (ce qui semble plutôt cohérent avec un suicide dans un cimetière). J'avais également fait de nombreuses autres découvertes sur « moi-même » : je n'étais ni endurante, ni forte, mais très souple, j'avais un tatouage bizarre à la base du dos (ni un papillon, ni un dauphin, ni une étoile...), j'étais allergique au lactose, je détestais les épinards et je supportais mal l'alcool. C'est précisément cette découverte que j'étais en train d'expérimenter, la raison même qui me faisait me ruer aux toilettes d'un bar tendance, et pourtant glauque, du coeur de Paris. Une fille livide me bouscula alors que j'en franchissais la porte, je me retins de justesse de lui vomir dessus et me jetais sur la cuvette de la première cabine pour y déverser l'équivalent gastrique de deux ou trois repas. Vautré sur le siège des W.c., je fis le bilan de l'expérience. Depuis le début de la soirée, j'avais à peine bu trois bières et un verre de whisky, c'était une limite bien plus basse que ce dont j'étais coutumier.
Je m'essuyais la bouche du revers de la manche en maugréant, tandis qu'on tambourinait à ma porte. Je tirais la chasse avant de sortir brusquement, il n'y avait personne, une autre cabine avait finalement dû se libérer. Encore vaseuse, je me dirigeais vers les lavabos, la soirée allait être bien plus courte que prévu et ça m'ennuyait vraiment. Je me passais un peu d'eau sur le visage, j'en avais bien besoin (sans parler d'un bain de bouche) et je me détaillais un instant dans le miroir pour constater l'étendue des dégâts. Derrière moi, je surpris une fille encore moins fraîche que moi me dévisageant d'un air mauvais. Deux filles entrèrent en riant bruyamment, je les dévisageais un instant, elles m'ignorèrent royalement et se dirigèrent vers les cabines. L'une d'elles choisit celle que je venais de quitter avant d'en ressortir avec une moue dégoûtée et de se diriger vers celle adjacente. Je jetais un oeil autour de moi, je ne revis pas la fille que j'avais vue dans la glace. Je supposais avoir rêvé. L'alcool se faisait encore sortir dans tout mon corps, mes muscles étaient engourdis et ma tête me lançait. Les deux filles sortirent des toilettes, elles n'avaient pas cessé de discuter depuis qu'elles étaient entrées dans la pièce vantant le sourire de Kevin et le cul de Brian. Elles se remaquillèrent en détaillant leurs projets, la jeunesse n'aurait décidément de cesse de m'épater. La plus blonde des deux proposa carrément un plan à trois à sa copine et celle-ci ne refusa que parce qu'elle avait déjà prévu un plan avec une copine. Je me serais volontiers proposé, mais une violente crampe d'estomac me rappela que je n'en avais pas tout à fait terminé avec mes propres expériences. Les filles sortirent aussi bruyamment qu'elles étaient arrivées. Leur rire raisonna encore un moment alors qu'elles s'éloignaient avant d'être étouffé par le son de l'eau coulant toujours dans le lavabo. Il n'y aurait définitivement pas de quatrième bière pour moi, pensais-je en fermant le robinet. Très légèrement dégrisé, je me dirigeais vers la sortie d'un pas encore hésitant lorsqu'un des miroirs explosa, projetant des éclats de verre dans toute la pièce. L'un d'eux m'entailla sévèrement le bras droit et aurait pu m'être bien plus fatal si je n'avais eu le réflexe de me jeter à terre. Un rapide coup d'oeil circulaire me permit de voir ce que je cherchais : la fille à l'air mauvais que j'avais aperçu tout à l'heure flottait non loin. Des chiottes hantées, c'était bien ma veine. C'est le problème lorsqu'on est mystiquement aussi sensible que moi, le moindre mort mécontent qui croise mon chemin se sent inévitablement le besoin de m'adresser ses doléances. Comme si j'étais un foutu service de réclamation post mortem.
Je me relevais prudemment, surveillant le fantôme du coin de l'oeil pour pouvoir réagir au moindre signe d'agressivité. S'il y avait bien un point commun entre les fantômes et les braqueurs de banque (ne me demandez pas pourquoi cette comparaison, c'est une vieille histoire) c'est qu'il vaut mieux toujours se montrer déférant et apaisant avec eux. De la même façon qu'il ne sert à rien d'agacer quelqu'un portant un M16, on ne contrarie pas une créature qui peut vous faire sortir la tête par le cul uniquement par la pensée.
Mes précautions s'avérèrent toutefois inefficaces puisqu'à trop me concentrer sur le fantôme qui me faisait face, j'en ignorais totalement celui qui venait d'apparaître dans mon dos. Quoi qu'en dise mon charmant corps plein de vigueur, je compris que je me faisais trop vieux pour ce genre d'ânerie et je fus immédiatement sanctionné d'une violente projection dans le mur d'en face. Le choc fut brutal, mais mon ego en encaissa la majeure partie. Je n'avais pour l'instant à déplorer qu'une fracture de l'arcade sourcilière, mais la situation était délicate. Les deux fantômes me faisaient face, il s'agissait de deux jeunes filles à peine majeures vêtues de vêtements contemporain plutôt sage. L'une était rousse et parsemée de jolies taches de rousseurs tandis que l'autre était brune aux yeux bleus glaçants, elles n'avaient pas l'air d'avoir d'autres points communs que d'être morte et de mauvais poils. Il semblait plutôt évident qu'elles ne me laisseraient pas sortir vivante.
Dépourvu de tout équipement ou préparation préalable, j'optais pour ma seule option : l'improvisation. Le problème avec les fantômes c'est qu'ils frappent souvent avant de parler, alors qu'au fond ce ne sont pas de mauvais bougres. Certains spécialistes disent que c'est dû au traumatisme de leur mort qui les piège dans un cycle de frustration/violence, moi j'ai tendance à penser qu'ils sont juste cons. Sérieusement, le mec qui, après sa mort, n'a rien d'autre à faire que rester au même endroit pour faire chier les gens qui s'y trouvent, vous appelez ça comment vous ? Les premières semaines, je dis pas, ça peut être une erreur, mais les années qui suivent, c'est de la connerie, y a pas d'autres mots.
Enfin, je me gardais d'évoquer cette théorie dans le cas présent, les deux demoiselles ayant l'air suffisamment contrarié comme ça. Pour éviter d'être acculé et gagner du temps, j'essayais de discuter avec les créatures. Elles me répondaient en murmures menaçants et plaintes stridentes, mais peu m'importait, j'avais un but. Entre mes facultés mentales amoindries par l'alcool et leur discours incohérent ponctué d'accès de violence, j'arrivais à déterminer qu'elles avaient bel et bien toute deux passées l'arme à gauche ici même, sans pour autant comprendre comment mais surtout, j'en profitais pour renverser sur le sol le contenu d'une bouteille de savon moussant dont je m'étais discrètement emparé lors du premier choc. Trop inexpérimentées, elles ne remarquèrent pas que j'avais ainsi réussi à les encercler durant notre discussion et ne perdirent leur patience qu'au moment où j'achevais mon cercle, les piégeant ainsi dans une prison mystique parfum vanille. Je pus lire un mélange de terreur et de rage dans leurs yeux alors qu'elles frappaient de toutes leurs forces contre les parois astrales. Mais rien n'y fit, elles étaient trop faibles. J'avoue que j'avais beaucoup compté là-dessus. Je m'étais demandé pourquoi elles n'avaient rien tenté en présence des deux autres filles et avais parié sur le fait qu'elles n'étaient tout simplement pas assez puissantes pour attaquer trois cibles en même temps. Contre des adversaires plus puissants, un rituel avec aussi peu de composantes avait plus de chances de se retourner contre moi qu'autre chose, mais je ne m'étais pas trompé, ces fantômes étaient récents et donc encore faibles. Le répit offert par ma prison me permit également de réaliser autre chose, je n'étais pas en train d'affronter des Spectres, mais bien de simples Esprits. Des émanations psychiques sans âme, ni aucune attache, destinées à disparaître rapidement : l'équivalent mystique de la fumée de cigarettes.
Une fois certain de ne rien pouvoir tirer de plus d'elles, je fis brûler de l'encens (enfin une clope puisque c'est tout ce que j'avais sous la main) et écrivit approximativement une ancestrale formule de révocation avec mon sang sur un parchemin (en papier toilette, bien entendu). C'était probablement le rituel le plus grotesque que j'ai jamais eu à mener, mais il suffit à atteindre mon but : les deux esprits se dissipèrent me laissant seuls dans le calme retrouvé des toilettes. La porte s'ouvrit, une fille me regarda, toujours plantée au milieu de la pièce, le visage plein de sang, à lire un texte écrit sur du pq. Elle jugea qu'elle n'avait finalement pas tant besoin que ça d'aller pisser et fit demi-tour.
En terminant ma clope, je continuais de m'interroger sur ce qu'il s'était passé. Comment ces deux esprits avaient-ils pu rester coincé ici ? Petit cours de spiritisme pour les nuls : l'âme est le lien entre le corps et l'esprit. Lorsque le corps se consume prématurément, elle reste attachée à l'esprit et marque l'endroit de sa fin (ou tout autre endroit ou objet suffisamment symbolique pour l'âme) : c'est ce qu'on appelle un Fantôme. Il en existe plusieurs types, mais dans le cas présent, on s'en fout : un Esprit n'est pas un Fantôme, c'est juste l'esprit de quelqu'un séparé de son corps. Certains médiums arrivent à s'évader ainsi de leur enveloppe, mais leur âme sert alors d'ancre pour qu'ils puissent retrouver leur unité à la fin du voyage. Ici, ces deux filles devaient juste avoir perdu leur âme. Inutile de dire que c'est rarement un phénomène naturel. En réfléchissant à tout cela, je commençais à fouiller les toilettes. J'avais peu d'espoir de trouver une piste entre les capotes usagées, les vieux tampons et les seringues et pourtant je n'étais pas aux bouts de mes surprises. Je trouvais le premier élément complètement par hasard dans les graffitis sur la porte. Là, perdu entre les : « je suce au 06XXXXXX » et les dessins de bites, un superbe symbole rituel. Je tenais ma piste et le symbole agit comme un révélateur sur moi. Je réalisais que depuis le début, une odeur étrange et familière se mêlait à celle d'urines et d'humidité. En inspectant les cuvettes je compris de quoi il s'agissait : l'un des blocs javel avait été remplacée par quelque chose de plus artisanale. Je reconnus l'odeur de la myrrhe, du chanvre, de la mandragore et de quelques autres herbes rares. Quoi qu'il se passe dans ces toilettes, c'était un rituel très élaboré qui avait dû demander beaucoup de temps de préparation. Je trouvais encore d'autres signes ésotériques qui finirent de me dévoiler la vérité. L'un de ces toilettes était une véritable siège sacrificielle, lorsqu'une vierge avait le malheur d'en actionner la chasse, son âme était emportée dans les canalisations. Quelles qu'en soient les raisons, quelqu'un se donnait beaucoup de mal pour jeter la pureté de ces jeunes filles dans les égouts. Je ne pouvais décemment pas fermer les yeux, mais les pistes étaient minces. Aucun des éléments utilisé ici n'était suffisamment rare pour être remonté. Le bar connaissait une affluence indiscutable et n'importe qui avait pu venir dans ces toilettes. Ma seule chance de comprendre était de trouver le mobile et pour cela il me fallait découvrir ce que devenaient ces âmes. Je m'enfermais donc dans la cabine, modifiais les symboles et me coupais une tranche du bloc WC avant de le poser sur ma langue. Je retins avec peine une nouvelle envie de vomir et me détendis suffisamment pour débuter mon voyage astral.
Ce n'est pas vraiment une pratique dont j'ai l'habitude (si l'on excepte mes changements de corps, bien entendu) mais j'ai appris avec les plus grands maîtres et je connais donc quelque principe de base. Déjà, je sais moduler mon essence psychique pour adopter l'apparence que je désire. En l'occurrence, j'ai choisi celle de ma dernière enveloppe. Qui que soit le responsable du rituel, il s'est donné beaucoup de mal pour s'en prendre à des femmes, autant jouer le jeu. L'autre truc important que j'ai appris, c'est à remonter une piste spirituelle. Et heureusement, grâce à mes pouvoirs, je suis plutôt doué à ce petit jeu. Visiblement, la dernière âme avait été volée il y a plusieurs jours déjà, cela ne m'étonna pas tant que ça, le taux de vierge à franchir les portes de ce bar ne devait pas être très élevé. Je poursuivis donc la piste de résidus psychique à travers les canalisations, puis les égouts, jusqu'à atteindre les catacombes de Paris. J'avais entendu beaucoup de légendes sur cet endroit et je m'y étais moi-même rendu à plusieurs reprises. Si mes souvenirs étaient bon, je me trouvais dans une salle longtemps utilisé par la secte des Passeurs. Des gens peu fréquentables qui avaient secrètement influencé la monarchie française pendant plusieurs siècles jusqu'à ce qu'ils soient tous discrètement supprimés durant la Saint-Barthélémi. J'observais un peu mon entourage et constatais que le sol portait de multiples traces de passages. La salle semblait servir souvent. Ne trouvant rien de plus, je me décidais à m'enfoncer dans le dédale de couloir. Dès le premier tournant, je me retrouvais nez à nez devant un gros boutonneux en robe à l'air hagard. Je reconnus immédiatement le symbole autour de son cou, celui des Passeurs. Pourtant, ses longs cheveux roux gras et filasse, son air bovin et surtout son acné galopante ne correspondaient pas exactement au profil du sectaire influent tel que je le connaissais. Mon apparence pouvant faire illusion tant que nous n'entrions pas en contact, je décidais d'opter pour la carte de la séduction et fondis en larme, louant le rouquin comme le messie. Je lui expliquais que j'étais venu faire une rave avec des amis, mais que je m'étais égaré et que je m'étais vu mourir mille fois avant qu'il me sauve. Je flattais son ego autant que faire ce peu, le pauvre vieux en bavait presque de plaisir. Trop fier de lui, il ne remarqua même pas que je me dérobais l'air de rien au moindre contact, et m'entraîna voir ses amis. Nous arrivâmes ainsi dans une autre salle, un peu plus grandes et sommairement aménagé, ou quatre autres adolescents en robe l'attendaient. Ils étaient assis en cercle sur un tapis et entourés de paquets de chips, de gâteaux, de soda, de feuilles et de dés de toutes les couleurs. Lorsque j'entrais dans la salle, je n'eus même pas le temps de prononcer un mot que je me retrouvais piégé. Trop occupé à manipuler le premier garçon j'avais négligé les inscriptions sur son pendentif et celui-ci s'activa immédiatement en présence de ceux de ses amis. Il s'agissait d'un sort de contention qui ne s'active qu'en présence de fantôme ; je venais de me faire attraper comme un débutant. Celui qui semblait être le meneur, un grand binoclard à l'air nerveux, se leva en hurlant sur mon rouquin, lui reprochant de m'avoir amené ici. De mon côté, j'étais complètement coincé, j'étais paralysé, à peine pouvais-je parler. Je décidais donc d'ouvrir grand les yeux et les oreilles puisque c'est tout ce qu'il me restait. Le chef décida sans tarder de mon avenir en me condamnant « au puits », jubilant à l'idée que je serais le troisième sacrifice. J'allais finalement avoir mes réponses, mais pas comme je l'espérais. Ils se mirent en marche sans tarder, m'entraînant, docile, avec eux jusqu'à une autre salle moins facilement accessible. Nous rampâmes un moment (enfin, ils rampèrent, moi je flottais plus qu'autre chose) éclairée par leurs lampes torches, jusqu'à déboucher dans une cavité éclairée d'une étrange lueur violette. Au centre de la grotte se trouvait un ancien puits en piteux états. Des détails, des légendes concernant les Passeurs, me revinrent en mémoire. La rumeur voulait qu'ils étaient les gardiens d'une porte vers le monde spirituel et que c'est pour cette raison qu'ils avaient l'oreille des rois de France. En m'approchant du puits, je fus submergé par la puissance de celui-ci et l'envie irrépressible de me jeter à l'intérieur. Il me fallait agir, et vite. Je tentais donc mon va tout et éclatais de rire. J'obtins comme prévu toute l'attention de mon auditoire. Piqué au vif, le binoclard m'ordonna d'expliquer ce que je trouvais drôle. Je répondis donc en me montrant le plus méprisant possible (du moins autant qu'on peut lorsqu'on est victime d'un sort qui vous fait presque bégayer), me moquant particulièrement de leur ignorance. Je leur expliquais qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce qu'ils avaient entre les mains. Qu'il s'agissait d'un puits de puissance et que seul celui qui oserait s'y jeter en portant le pendentif en deviendrait le maître tout puissant. Ils se dévisagèrent tous en silence, incrédule, avant de se mettre à courir vers le puits. Ils se battirent comme des chiffonniers une fois atteint la margelle pour y sauter en premier et ce fut leur chef qui y réussit non sans crever au passage les yeux de l'un de ses amis. Son petit sourire satisfait disparut rapidement dans sa chute à mesure qu'il commença à émettre un cri de terreur. Ses amis se dévisagèrent tous avant de reculer de quelques pas.
C'était trop facile, avec le cinquième médaillon dans le puits, le sort était levé et je me retrouvais libre d'agir. Pour que les choses soient bien claires pour mes nouveaux camarades de jeu, je m'approchais du garçon le plus proche de moi, concentrais mon énergie et l'envoyais rejoindre son chef. Les trois survivants me fixèrent avec horreur (enfin deux des survivants, le troisième ayant les yeux crevés et se contentant de supplier une explication) tandis que je leur annonçais qu'ils avaient dix secondes pour m'expliquer ce qu'il se passait ici. J'appris donc la vérité, c'était un groupe d'amis qui se réunissait dans les catacombes depuis quelques années pour jouer aux jeux de rôles. Il y a six semaines, l'un d'eux s'était senti appelé durant la partie. Il avait prévenu les autres et les avait guidés jusqu'au puits. Celui-ci venait de se réveiller et cherchait des disciples. Il annonça au groupe que le monde touchait à sa fin mais qu'il pouvait les protéger, il leur demandait juste des âmes pures en échanges. En signe de bonne foi, le puits leur avait offert les talismans, les avait guidés dans leur découverte de la sorcellerie et les avait aidé à mettre au point le rituel de vol d'âme. J'avais enfin mon explication, ces pauvres types avaient sacrifié ces filles pour les raisons classiques : peur, cupidité, bêtise. Ça ne me plaisait pas plus que d'habitude, mais je n'étais pas convaincu d'avoir vraiment affaire à de mauvais bougres. Encore peu décidé sur leur avenir, je décidais de les tester et proposais de sauver le premier qui tuerait un de ses camarades. Sans réfléchir, deux d'entre eux, l'aveugle et un blond à l'air vicieux, se jetèrent férocement à la gorge l'un de l'autre, sous le regard médusé de mon rouquin complètement dépassé depuis le début. Ils se frappèrent de toutes leurs forces n'hésitant pas devant le moindre coup-bas, l'aveugle arrachant même l'oreille de son ami à coup de dent. Le blond l'emporta finalement, presque par chance, en faisant basculer son ancien ami dans le puits. Il se tourna alors vers moi rayonnant du sourire de la victoire et entaché de son propre sang. Je le poussais à mon tour sans l'ombre d'un remord. Ne restait désormais que le rouquin, pleurant toutes les larmes de son corps. Je n'avais pas vraiment l'impression qu'il puisse être dangereux, il s'était visiblement laissé entraîner par ses amis. Il y avait eu suffisamment de mort comme ça, je lui ordonnais donc de fuir et de ne plus jamais remettre les pieds ici. C'était probablement mieux pour lui. Je restais seul avec le puits, son influence corruptrice était bien plus forte que je ne l'avais crue. Je la sentis s'insinuer en moi, m'inciter à me ranger de son côté. Je me penchais au-dessus de son rebord, des lumières violettes hypnotiques dansèrent sous mes yeux et j'entendis la voix profonde et ténébreuse du puits. Il me prophétisa un avenir sinistre et sans espoir duquel il pouvait me protéger. Il me promit pouvoir et richesse, tout ce que je désirais si je le nourrissais. Ma volonté vacillait. J'étais prêt à céder, à lui abandonner ma conscience, mais dans un dernier sursaut de lucidité, je mis fin à ma transe et rejoignit mon corps instantanément. On tambourinait violemment à la porte. J'entendis toutes sortes de jurons incluant des insultes particulièrement salées sur ma mère (qui étaient plutôt juste dans l'ensemble). J'ouvris la porte, une punkette hystérique manqua de m'arracher la tête. Son envie d'uriner était heureusement la plus forte, elle me repoussa et ferma la porte derrière elle. Les toilettes étaient bondées, le concert avait dû se terminer. Je retournais vers les lavabos me plonger la tête sous l'eau. La soirée ne m'avait définitivement pas épargné, je n'en avais assurément pas finis avec ce puits, mais pour le moment: je méritais bien une bonne bière.