Cela faisait déjà deux heures que j’attendais dans cette ruelle sordide devant ce motel minable. Le goût de menthe synthétique commençait à me monter au cerveau et je regrettais amèrement d’avoir choisi d’arrêter le tabac au profit de sucettes bon marché. Les mains me brûlaient tellement j’avais froid et cette foutue neige ne semblait pas vouloir s’arrêter de tomber.
Je m’occupais d’une enquête de routine, une de ces affaires mesquines avec lesquelles je gagnais ma vie depuis que mes illusions concernant la justice s’étaient heurtées au mur de la politique. Mais quand on a fait sept ans d’études de droit pour finir détective de seconde zone, on ne regarde plus vraiment la tête du client. On dit oui monsieur, puis on plonge les mains dans la merde. Et peu importait le nombre de sucettes à la menthe, l’odeur était tenace, à peine soluble dans l’alcool.
Deux heures que la femme de mon client était là-dedans, un seul homme était entré dans le bâtiment depuis. Je supposais donc que c’était lui qu’elle attendait. Schéma classique, madame est une épouse frustrée, elle rencontre un petit micheton par hasard, qui lui fait découvrir des frissons inespérés après dix ans d’un mariage par trop conventionnel. Ensuite ils se retrouvent régulièrement dans un motel crasseux des bas quartiers pour que madame, entre sa leçon de poterie du lundi et sa réunion Tupperware du jeudi, puisse se sentir une vraie femme. Le mari commence à avoir des soupçons, et rongé par le doute, engage un détective minable pour se réconforter. En l’occurrence, le détective minable, c’était moi et pour le réconfort : il serait servi ! Pas la peine d’entrer dans la chambre pour savoir qu’on n'y jouait pas au Monopoly. A mes débuts, le zèle me poussait à essayer d’obtenir des clichés du couple en pleine action, mais le temps m’avait douloureusement appris qu’aucun mari n’avait envie de savoir à ce point. Il me faudrait simplement une photo des deux tourtereaux sortant ensemble de l’hôtel, que le mari détienne enfin une preuve tangible qu’il est définitivement cocu. J’étais donc condamné à espérer qu’elle jouisse plus vite que je ne me congelais.
La rue était vide du moindre signe d’existence, étonnant pour un quartier habituellement animé. J’avais l’impression d’être seul au monde, seul avec ma crasse, avec ce métier qui me forçait à me complaire du malheur des autres. Avec ce monde qui me dégoûtait chaque jour un peu plus.
La neige avait beau faire de son mieux et étaler son linceul blanc pour couvrir la misère, celle-ci résistait vaillamment pour rester bien visible.
« J’peux avoir une sucette monsieur ? »
La voix semblait sortir de nulle part, pure, cristalline, jurant étrangement avec l’ambiance alentour. Je regardais autour de moi, encore surpris, et découvris une petite fille, huit, dix ans peut-être, elle paraissait si jeune. Elle me fixait avec de grands yeux bleus humides dont je n’arrivais pas à me détacher. J’étais captivé par l’azur de son regard et l’or des petites boucles blondes perdues autour de son visage. Je croyais voir un ange. Enfin, un ange… dans un endroit pareil c’était moins que probable. Nan, c’était surtout une pauvre gosse des rues. Ses joues étaient creusées par la faim, sa frimousse couverte de poussière et ses habits tellement rapiécés qu’il devenait difficile de deviner l’aspect du vêtement d’origine.
Et elle était là, qui me regardait avec ses grands yeux, en tendant sa petite main vers moi.
« - Ta mère t’a jamais dit de pas accepter de bonbons d’un inconnu ? !
« - Ma mère elle dit toujours : ma fille, il peut rien t’arriver de pire, alors t’inquiète pas inutilement! » elle me répondit ça avec un aplomb déstabilisant. Ce petit bout de femme banalisait le sordide de sa condition sans même réaliser, ou pire, en ne réalisant que trop bien. Que pouvait-il lui arriver de pire effectivement ?
Pendant un moment, je la fixai, l’esprit vagabondant, j’en oubliai complètement la raison de ma présence ici. N’existait plus que cette étrange petite fille aux grands yeux pleins d’espoir mais sans avenir.
Je lui tendis une sucette, attristé. La vie était tellement sale, qu’elle devait s’en prendre à de pauvres gamines comme elle. Derrière moi j’entendis glousser. La femme et son micheton sortaient du motel, j’eu juste le temps de prendre ma photo. La petite était encore à coté de moi, elle venait d’engloutir goulûment sa sucette, je me sentais pire que tout. La neige couvrait mon pardessus, j’étais gelé, je me sentais souillé et je me dégoûtais. Sans me retourner vers la gamine je partis rejoindre ma voiture.
« - Tu t’en vas Monsieur ? » sa petite voix vibrait d’un mélange de déception et de quelque chose de plus profond, moins perceptible.
« - Je dois rentrer, j’ai encore du travail. Ta mère ne va pas s’inquiéter que tu restes seule dehors par ce temps ? »
Je ne pouvais même pas me retourner, tant la peur de croiser à nouveau ces grands yeux si purs et si tristes me tenaillait.
« - Elle est morte.. » nul autre sentiment que la résignation ne se dégageait dans cette simple phrase. Une évidence, que je ne voulais pas connaître. Ou plutôt que je connaissais, mais ne voulais pas entendre. Plus de mère, probablement pas de père et une vie qu’on ne souhaiterait à personne, surtout pas à une enfant.
« - Tu veux jouer un peu avec moi monsieur ? ….Il y a plus personne, je m’ennuie toute seule »
La neige continuait à déposer son manteau immaculé sur la souillure environnante. Je regardais toujours droit devant moi, immobile, le regard perdu dans le vague, écoutant les accords mélancoliques de la voix de cette petite fille, maudissant mon impuissance et le sordide de mon existence. Je n’avais rien à lui offrir, je n’avais rien à offrir à personne, j’étais insignifiant ! Je fixais encore le vide lorsque je sentis malgré l’engourdissement une chaleur douce et apaisante dans la main droite. Elle venait de glisser sa minuscule main dans la mienne et levait vers moi ses grands yeux, un sourire plein de promesses illuminant son petit minois.
« - On va jouer ? me questionna t-elle. » Le naturel de sa voix balaya mes désillusions, l’espace d’un instant, j’étais redevenu le petit garçon de 10 ans, plein d’avenir que j’avais du être, il y avait trop longtemps. Je serrai doucement sa main et nous nous éloignâmes en courant vers un petit parc voisin. Celui-ci était complètement vide, couvert de neige, nous nous jetâmes en riant sur les balançoires. La suite fut comme un rêve, balançoires, toboggan, bataille de boules de neige, bonhomme de neige. Pendant toute une après midi, j’oubliais tout, mieux que ne me l’avaient jamais permis même les meilleurs crus. J’étais redevenu un enfant insouciant, heureux. Nous discutâmes un peu. Mon petit ange s’appelait Chloé, elle avait perdu toute sa famille et vivait seule maintenant depuis quelque temps. Ses amis avaient également disparus, mais elle gardait foi. C’était étrange de l’entendre parler, car sa petite voix de quelques années semblait résonner d’une sagesse millénaire. J’avais l’impression d’avoir tant de chose à apprendre d’elle. Ses rêves semblaient tellement plus beaux que les miens.
« - Dis, tu crois aux fées, toi? me demanda-t-elle en se balançant avec grâce sur le portique.
- Quand j’avais ton âge, sûrement. Mais aujourd’hui je pense que si tout est tellement moche, c’est qu’elles ne doivent plus exister ailleurs que dans le fond des bouteilles.
- C’est triste ! Si tout le monde pense comme toi, comment veux-tu que les fées continuent d’exister ? ! Si on ne croit pas en elles, comment le pourraient-elles ?
Je la fixai avec de grands yeux, j’aurais voulu répondre, mais à quoi bon, je n’allais pas briser le rêve d’une petite fille, alors que finalement, je n’étais pas vraiment sur d’avoir plus raison qu’elle.
- Tu as peut-être raison.. me résignai-je à répondre.
- Bien sur que j’ai raison ! Alors je voudrais que tu croies aux fées et peut-être que si tout le monde y croit, un jour tout deviendra plus beau !! » en disant cela elle se mit à tournoyer sur elle-même faisant virevolter les flocons de neige autour d’elle. Sur le moment je pensai qu’aussi simple que se fut, ça avait quelque chose de magique.
Quelques heures après, elle dut partir. Je lui ai demandé si l’on se reverrait et dans un sourire d’une simplicité magnifique, elle m’a répondu « Si tu crois aux fées, je reviendrai !! » avant de disparaître. Je l’ai regardée s’éloigner et j’ai passé toute la soirée seul dans ce parc assis sur la balançoire à regarder la neige tomber.
Souvent par la suite je suis retourné dans ce petit parc ! Assis sur la balançoire, j’attendais qu’elle revienne, mais je ne l’ai jamais revue.
« - Attendez, vous voulez me faire croire que si vous avez écrit « Fairy Snow », qui s’est vendu à plusieurs milliards d’exemplaire dans près de 24 pays et qui fait de vous l’une des plus jeunes et importantes fortunes du pays, c’est parce que vous avez rencontré une fée dans un parc ??
- Vous savez, vous n’êtes pas obligé de me croire. Moi-même, je n’arrive toujours pas à croire aux fées, mais j’aimerais que les autres y arrivent pour qu’un jour ils aient la chance de la croiser et de jouer avec elle. »